Ce post a pour but de vous faire part de mes impressions suite à la rencontre avec mes anciens copains d’école en mai, ainsi que des réflexions que m’a inspirées la conférence en ligne sur les relations de groupes en juin (organisée par l’institut Tavistok). Ma vision et mon audition sont parfois volontairement étouffées, pour éviter un contact trop intense avec le monde environnant, que je trouve souvent un peu empoisonnant. Dans les moments heureux, les sentiments se rallument. J’ai plaisir à me souvenir de ces moments et à les revivre en les notant.
Mai 2021
Cette année, le temps chaud de l’été est arrivé assez tard, précédé par un froid printanier de longue durée. La Pâque orthodoxe russe est tombée le 2 mai. Nouvel espoir et joie pour les croyants, gâteaux traditionnels pour tous. Jour de la Victoire Le 9 mai était un jour très spécial dans notre enfance. Les familles se réunissaient pour se remémorer les dures journées de la guerre de 1941-1945. Tout le monde ici l’a appelé « la grande fête », bien que la célébration soit devenue une affaire privée. C’étaient des jours cruels, choquants et pleins de chagrin, chaque famille subissant une perte. Les grands-mères et les grands-pères qui ont été témoins de ces journées et ont contribué à la victoire sur le fascisme sont aujourd’hui disparus. Aujourd’hui, nous nous souvenons d’eux en compagnie d’amis, ou en partageant des photos et des histoires sur les réseaux sociaux. Le défilé militaire sur la Place Rouge, les discours officiels et les grands spectacles sponsorisés par les autorités n’ont rien à voir avec cela.
Loin du défilé
En raison des répétitions du défilé à Moscou, la circulation a été bloquée dans le centre ville et certaines sorties de métro ont été fermées sans annonce préalable, même histoire avec des variations répétées année après année. Des chars dans la ville, des concerts, de hourras bruyants, des drapeaux en plastique… Laissons donc cela. Entre Pâques et le jour de la Victoire, je suis allé à Smolensk pour voir mes parents et retrouver des anciens copains d’école.
Invitation : « Le 8 mai, fête du barbecue des camarades de classe dans une colonie de vacances à Krasny Bor. Point de rencontre près d’un immeuble administrative de six étages sur la Place Kolkoznaia. La somme de la contribution sera calculée sur place, apportez donc du liquide avec vous. De la nourriture et des boissons non alcoolisées seront disponibles. Si vous avez envie d’alcool, apportez-en vous-mêmes. Si vous avez envie d’une bagarre, il faudra la commander à l’avance et la payer. De la part des adultes, nous aurons Anguelina Ivanovna avec nous. »
Tu a très bien écrit ça, Tim (Tim est l’auteur de quelques livres sur l’histoire de Smolensk). C’est ma deuxième réunion de ce genre. Le groupe se réunit plus ou moins régulièrement, tous les cinq ans environ. Le pivot de ces réunions est la classe « V », « veshki », avec Anguelina, leur prof principal, rejointe par quelques personnes de « A » et « B » (« ashki », « beshki »). Comme à l’école, les « veshki » apparaissent comme une majorité et un groupe soudé.
Ceux qui ont des petits-enfants, levez la main
Après s’être rencontrés la place Kolkhoznaia, nous sommes arrivés, à quatre-cinq dans la voiture, à une ancienne colonie de vacances. Il n’y a personne sauf nous et quelques statues délabrées de pionniers en plâtre. Une sympathique gardienne nous accueille. C’est notre camarade de classe Lena qui a tout arrangé, elle a un poste important dans un département d’État pour l’enseignement secondaire. Cette maison spacieuse sans étage doit être l’ancienne cantine du camp. On déplace les meubles, on lave les légumes, on met la table. Nous nous asseyons en deux longues rangées, comme s’il s’agissait d’une fête de mariage à l’ancienne, ou d’une veillée funèbre.
Dehors, Vassia et Andrey font le feu et grillent les brochettes. Igor prépare son fameux plov… Nous mangeons, parlons et changeons des places pour discuter avec chacun. Certains montrent des photos de leurs enfants et petits-enfants, d’autres se plaignent d’avoir du mal à voir les choses sur un petit écran de téléphone.
Nous sortons comme pour fumer (mais personne ne fume), nous revenons, nous nous asseyons et nous bavardons à nouveau. Nous nous disons des choses gentilles.
Des moments d’amour
Andrei raconte : « Des collègues de travail me demandent : qu’est-ce que tu fais là, à ces réunions de camarades de classe, à boire de la vodka ? Je leur réponds : vous ne comprenez pas les gars, nous y parlons. Il y a une fille – je veux dire toi, Nina – elle a plus de liberté en elle que la Statue de la Liberté. Elle raconte des histoires, et on a l’impression de feuilleter un livre d’images. »
Serguei dit : « Je ne t’ai pas vue depuis trente-sept ans, Nina, et il se trouve que tu n’as pas changé. Tu es même aussi prête à réciter un poème à tout moment.
Kostya, « Kostya le nain », chanteur, artiste, poète, rebelle, et Serguei Pechorin, « Petcha », star des maths, beau gosse – ils sont partis pour toujours, amèrement et douloureusement, à cause de l’alcoolisme et des maladies. Vova, il est mort lui aussi, dit quelqu’un, et nous ne l’avons appris que plus tard et nous n’en connaissons toujours pas la raison. Lyokha, lui aussi est mort, il y a longtemps, deux ans après l’école ; il s’est évanoui lors d’une conférence à l’université, un vaisseau dans le cerveau, il est mort inconscient quelques semaines plus tard.
« Buvons pour nous souvenir des garçons », dit Kirill. Nous buvons sans faire tchin-tchin, une coutume russe de boire aux morts, puis restons silencieux pendant un certain temps.
Tu te souviens comment…
« …Vladimir Gerasimovich Nikitine <qui nous a enseigné la littérature russe> a dit un jour, avec tristesse et colère, « Vous ne comprendrez jamais cela » ( à propos du « 19 octobre » de Pouchkine), comment des nobles du XIXe siècle, amis d’enfance, se réunissaient chaque année dans leur Lycée. Il ne croyait pas en nous, mais nous, on se réunit toujours, voyez-vous. Dommage qu’il ne soit plus vivant pour voir ça ».
« Tima, je me souviens comment Nikitine t’a attaqué! Quand on étudiait « Que faire ? », le roman de Tchernychevski, toi, Tima, tu as dit: « Que faire ? Que faire ? – Sécher des biscuits de soldat ! » Ce que Nikitine a entendu n’était pas une blague mais une remarque insultante sur Tchernychevski, dont les écrits ont inspiré les révolutionnaires russes, et il en était furieux …. Il t’a fait rester après la leçon et moi, ta prof principale, j’ai été obligée de mettre les choses au clair. Je suis venue et j’ai dit : « Allez, Timour, qu’est-ce que c’est ? Qui va se soucier de toi si tu te comportes comme ça ? » Et tu as répondu : « Qui va s’en soucie ? Ma mère et mon père. » Puis tu as ajouté : « Et vous aussi, probablement, Anguelina Ivanovna. »
« …Vous vous battiez, frappiez les autres, cela faisait-il partie de la vie scolaire de vos garçons ? – Oh oui, nous avions l’habitude de frapper certains pour leur donner une leçon. – Vous voulez dire que c’était « tous contre un » ? – Exactement. On se retrouvait dans un hall, là où le couloir tourne vers les vestiaires, c’est une sorte d’angle mort… – Attendez, vous battiez quelqu’un sans explications ? – En fait non, nous annoncions toujours une raison pour l’exécution. »
Leaders et groupes
Une histoire que j’ai entendu raconter ce jour-là m’a frappée. Elle s’est passée à l’époque où nous avions tous 13 ou 14 ans et j’étudiais encore à une autre école. Nous avons eu une nouvelle prof de physique, jeune, maigre et désagréable. Le bruit courait qu’elle avait dû quitter l’école voisine parce qu’on l’avait boycottée. Puis, je me suis retrouvée juste dans cette école.
Cependent ce ne que lors de nos retrouvailles, quarante ans plus tard, que j’ai appris ce qui s’était réellement passé. « Elle est devenue notre prof principale », m’ont raconté les anciens élèves de la classe V, « et nous avions une fille, elle était très calme, elle venait d’une famille monoparentale, et sa mère buvait. Et un jour, cette fille a tout simplement disparu. » Et on a découvert que c’était la nouvelle enseignante qui avait fait ça : la mère a été traînée en justice et privée de ses droits parentaux, et la fille a été envoyée dans un orphelinat. Se débarrasser des faibles et des ratés, l’un des pires exemples du fonctionnement de ce système. La classe s’est mise à bourdonner pendant ses cours de physique. Elle ne comprenait pas de qui ça venait, ils restaient tous assis à leur pupitre, la bouche fermée, fixant des yeux leurs livres ou la prof. Et puis d’autres classes – « A » et « B » – ont commencé à bourdonner pendant ses cours, aussi. Peu après, elle a quitté l’école.
Esprit d’équipe ! Dynamique de groupe ! Les gars ont dit que c’était Kostya Karmanov, « Kostya le nain », qui avait eu cette idée. Le leadership ! Il y a eu un film et un livre écrit il y a longtemps, mais nous l’avons lu quand nous étions adolescents, « Une République appelée SHKID », sur d’anciens enfants des rues qui ont ensuite vécu et étudié dans un internat portant le nom de Dostoïevski à Saint-Pétersbourg. Là aussi, ils rendaient leurs professeurs fous avec leurs bourdonnements pendant les cours.
Kostya savait qu’il serait le prochain à aller dans un orphelinat, dès que cette dame aurait rassemblé tous les papiers nécessaires. Il était aussi issu d’une famille dite dysfonctionnelle. Alors il a initié une révolte. Oui, Kostya le pouvait. Où es-tu maintenant, Kostya ? Comment en es-tu arrivé à te tuer lentement en buvant ?
J’ai été fascinée récemment par des lectures sur les relations de groupes et les dynamiques inconscientes de groupes. Je me demande si je peux apprendre à voir les choses d’une nouvelle manière – sur moi-même, sur les événements, sur la façon dont nous vivons et dont nous vivons ensemble. Par exemple, je me demande : suis-je en train de pleurer des personnes talentueuses, sincères et sensibles qui fuient la réalité dans l’alcool ? Ou suis-je en train de pleurer l’absence d’un leader dans ma propre vie ? Un leader qui a été tué pendant la terreur rouge ? qui est mort à la guerre, qui a péri dans un camp de travail ? Emprisonné pour avoir prêché la vérité ? Perdu dans la drogue ? Est-ce que j’utilise le manque de leader comme une excuse pour ne pas embrasser pleinement ma propre vie ?
Laissez-moi vous serrer dans mes bras
Notre merveilleux et chaleureux groupe temporaire a passé sept heures le 8 mai sans avoir de tâche particulière à accomplir, sans travail à faire. Qui plus est, nous, copains de classe, nous sommes retrouvés dans un espace idéal et artificiel du passé, dans une capsule temporelle !
Il semble que nous avons tous ressenti la fragilité de la vie au cours de cette année écoulée. Nous réalisons que de nouvelles pertes sont inévitables et que le temps est compté, ce qui nous a rendus ouverts à des conversations profondes, pleines d’empathie et d’intérêt sincère les uns envers les autres. De l’amour, beaucoup d’amour – voilà ce que j’ai retenu.
En juin, j’ai assisté à une autre conférence en ligne sur les relations de groupes, organisée en Russie cette fois (« Hidden dynamics in organisations : identity, power and authority in times of online communication »). J’ai pu constater, entre autre, que les groupes peuvent avoir recours à un faux sentiment d’unité.
Dans l’un des petits groupes formés lors de cette conférence, un chef de groupe a donné à son équipe un tel réconfort qu’elle n’avait plus rien à se disputer ni à discuter, et j’ai l’impression qu’ils ont eu un sentiment fugace de soulagement, mais sont ensuite repartis les mains vides.
Je réfléchis à ma tactique de vie : face à un problème, je décide souvent rapidement « il faut faire quelque chose pour y remédier, tout de suite », et je fais ce « quelque chose », bien que souvent je me précipite simplement pour faire du travail domestique, ou – pire – le travail des autres. Est-ce que je fuis la tension et l’anxiété intérieures ? Comment puis-je trouver un moyen de m’adapter au monde sans me renfermer sur moi-même ou faire taire mes sentiments ?
Les experts en processus psychodynamiques disent que le travail de développement personnel nous fait inévitablement passer par l’inconfort psychologique ; on devrait agir à partir de sa conscience de la réalité et d’une nouvelle expérience d’interaction avec cette réalité.
Arc-en-ciel
…Après l’hiver qui dure de novembre à mars, Smolensk, ma ville natale, choque les voyageurs avec ses routes défoncées et ses nids de poule. Chaque printemps, les routes d’ici me donnent l’impression d’être dans un terrain vague. Cette photo a été prise en mai. Les arbres étaient encore dénudés. Les églises, les monuments du dix-neuvième siècle et les vestiges du mur de la forteresse étaient clairement visibles sur un fond de maisons cubiques peu impressionnantes. (Aucun bâtiment ancien sur cette photo cependant).
Un arc-en-ciel embrasse le monde inhabité et tout ce qu’il contient. Alors que je cherchais un meilleur angle, la lumière a changé, l’arc-en-ciel a disparu. Mais il y en avait eu un.