Le service et l’inégalité

Réflexions sur un post Facebook concernant le service dans les supermarchés de Moscou, et un petit retour en arrière sur l’un des lieux de travail.

« Ce service m’enrage avec sa redondance »

Une personne connue a écrit sur Facebook à propos du supermarché l’Abécédaire du goût.

Dans l’Abécédaire du goût, il y a des emballeurs, pour la plupart des migrants, qui font pour le client des choses qu’il peut faire lui-même. L’auteur du post l’associe à l’exploitation de ceux qui ne peuvent pas choisir un autre emploi, à un service inégal et donc à une fausse note désagréable.

Dans le supermarché Dixi, conclut-il,  il existe une expérience différente, une alternative agréable : un chargeur migrant déconseille d’acheter des tomates, donnant une information supplémentaire – « elles sont moisies ».

Je pense bien comprendre les sentiments de l’auteur, mais il y a ici un triple fil: l’inégalité, le service, et le niveau de professionnalisme des principaux chefs d’entreprise.

Le service de l’Amérique sans étage

En ce qui concerne l’essence du service, je n’ai encore trouvé rien de tel que chez Ilf et Petrov. C’est un plaisir pour l’employé de rendre tout agréable pour le client, celui-là ne se réjouit pas seulement du pourboire tel quel, mais aussi de remercier, grace à cela, quelqu’un d’autre avec un dollar américain quand son tour viendra d’être un client américain.

Un monde parfait : un sentiment de vie stable et d’égalité pour tous ceux qui travaillent. Salutations aux joyeux chargeur.

L’inégalité dans les yeux qui regardent

Nous, post-soviétiques, étions à New York au tout début des années 90 pour un court voyage d’études : tout le monde avait été prévenu que le pourboire était chose courant ici, mais nous étions mal à l’aise – comment l’offrir ? Que dire ? Laisser le pourboire ? Et si quelqu’un le prenait ? Quelqu’un a encore pensé qu’il pourrait offenser avec un pourboire. C’était trop nouveau.

Une de mes amies de l’époque m’a dit qu’elle ne pouvait pas s’imaginer aller dans un salon pour une pédicure : elle considérait comme un affront à la dignité le fait qu’une personne s’occupe des pieds d’une autre tandis que l’autre la regarde de haut. Elle aurait pensé à un cireur de chaussures à la peau sombre penché sur la botte d’un grand bourgeois blanc.

Dmitrii Alexandrovich Prigov dit ceci : Je suis assis dans un restaurant/Un homme me sert/ Et je pense, comme c’est étrange/ Après tout, je suis un homme soviétique/ Et je suis assis comme dans la Rome antique/ Enlevez ceci, donnez cela // Comme c’est inaltérable/ Chez les gens, l’exploitation est toujours là.

Amortissement

D’un point de vue stratégique, l’Abécédaire du goût cherche peut-être à atténuer la dure réalité de l’inégalité des classes sociales en proposant un service fondé sur le respect mutuel.

Ici, il y a un autocollant sur la vitrine : « Louez, critiquez ou laissez un pourboire ». En plaisantant ils font comprendre au client que n’importe qui serait heureux de recevoir un pourboire supplémentaire. Il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur le sort de quiconque, chacun est libre et a choisi où et quoi faire dans la vie. Si vous voulez faire quelque chose de gentil, laissez un pourboire. Si vous ne l’aimez pas quelque chose, dites-le.

Cependant tous les Abécédaires  ne sont pas les mêmes.  J’ai deux magasins à distance de marche, je vais dans celui qui offre plus de choix et plus de réductions, où le personnel est calme et amical, et où il y a des masques et des gants à l’entrée – une invitation à les porter pour se protéger et protéger les autres du virus, de notre mieux.

Dans le magasin que j’essaie d’éviter, les masques sont vendus et des gants traînent sur la caisse. On demande de les mettre devant la caméra – alors que vous avez déjà touché à tout dans le magasin, que vous êtes déjà sur le point de sortir et de payer – apparemment pour protéger l’administration des amendes. L’administration ne fait pas preuve de bon sens.

C’est bon de rêver

Voici mon image idéale d’un futur service idéal dans l’Abécédaire du goût : 1) des récipients en verre réutilisables pour les plats préparés  qui peuvent être rapportés au magasin, comme les bouteilles de lait à 15 kopeks en URSS, c’est alors que la planète sera plus propre, 2  des annonces d’emploi mentionnant que les employés ont un syndicat.

J’ai toujours dit qu’un bon service ne consiste pas à dire « qu’est-ce que vous préférez Monsieur-Madame ? » ou à sourire jusqu’aux oreilles, mais à créer un espace où les gens ont envie d’être – autant employés que clients.

Cela dépend de l’administration, et une administration normale rappelle aux employés leurs droits et s’occupe d’eux comme un parent.

…et il est bon de penser aux employés

C’était il y a longtemps, mais les bonnes histoires ne perdent jamais leur pertinence. Le conseil d’administration de la banque où j’étais responsable de la qualité du service a décidé de ne pas fermer l’une des agences pendant la réparation, afin de ne pas perdre de revenus. Oui, il y aura le grondement du marteau-piqueur, il y aura de la poussière, nous monterons des cloisons et accrocherons des rideaux de bâche, mais bien sûr, les désagréments sont inévitables. Nous devrions demander au département de gestion de la qualité de faire une bonne annonce pour les clients, avec des excuses, avec grâce… eh bien, eux, ils savent comment l’écrire.

« Eux » ce sont indignés. Le client, lui, passe 20 minutes dans l’agence, et le personnel reste au bureau pendant des jours dans la poussière et le bruit. Nous avon présenté une proposition inattendue à l’époque, et grâce au directeur régional de Moscou pour la qualité du service et au chef du département administratif, la banque a réussi à faire ce que nous avons proposé.

Voici un extrait de la lettre envoyée au personnel de cette agence: « Chers collègues, les réparations ont commencé dans votre bureau. Cette période s’accompagne de sérieux désagréments (tant lors de la rénovation de votre maison que lors de la rénovation du bureau). Mais tous ces désagréments doivent être supportés pour que notre vie quotidienne et notre environnement de travail soient améliorés. Une fois la rénovation terminée, le bureau sera beau et élégant. Vous et les clients seront plus à l’aise pour travailler dans ce nouvel environnement [….] Nous comprenons que vous devrez travailler dans un environnement non standard et exigu pendant un certain temps. Pour vous faciliter un peu la tâche pendant cette période, nous avons prévu de vous livrer régulièrement des jus de fruits. Ce sont des vitamines, de l’énergie et de la bonne humeur ! Les jus vous parviendront tous les quinze jours. Nous espérons que les vitamines vous aideront à surmonter la rénovation ! ».

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