Un rêve il y a trois ans, en 2018. Je regarde la mer. Une brise chaude. J’aime tellement exposer mon visage au soleil. Je vais avoir une belle journée: un rendez-vous sur la promenade, après quoi je vais revenir chez moi et travailler, comme d’habitude. C’est un rêve, et en rêvant je souris, parce que la vie est magnifique. Il est temps de planter les roses roses, il faut juste déplacer ces grosses pierres là-bas d’abord. Comme c’est gentil qu’Oleg vienne après-demain et qu’il le fasse. Un bon rêve apaisant.
Il y a un an, au mois de janvier 2020, on se parlait beaucoup du bien qu’il y aurait à vivre aux environs de Kaliningrad (l’ancien Königsberg) et à voyager souvent en Europe.
Le 19 janvier 2020, Oleg est mort tragiquement. La maison n’a pas été construite.
Nous sommes en janvier 2021, je suis sur la côte Baltique. Il fait très froid, le sable est tout glacé.
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Un petit pas en arrière. Décembre dernier : le coronavirus nous avait enfermés chez Katya au vingt-deuxième étage d’un bâtiment à Davydkovo. Mon amie Ekaterina Melnikova est une organiste et compositrice bien connue dans le monde de la musique. Pendant les longues soirées d’hiver, nous avons fait son site web, pris des photos, écrit des histoires. Nous avons guéri grâce à l’homéopathie recommandée par un médecin que je connais. Nous avons fait une pause, gardé la chambre pendant deux semaines. Nous nous sommes réjouies des choses simples… C’est ce qu’on devrait apprendre de Melnikova ! « Mm, c’est délicieux », dit-elle le matin à une cuillère de gruau d’avoine. Il faut voir son visage à ce moment-là – comment elle s’enivre de la vie !
Voilà une nouvelle joie: Katya s’est arrangée pour jouer dans la Cathédrale de Königsberg. Enfin un grand orgue, après une année sans se produire. Ça arrangeait aussi l’administration de la cathédrale: les premières semaines après le Nouvel An sont la période des vacances pour les organistes titulaires.
Pendant dix jours, du 13 au 23 janvier 2021, Ekaterina Melnikova a donné dix concerts en matinée et un concert en soirée le 16 janvier dans la cathédrale de Königsberg.
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Moi, je suis venu pour cinq jours – écouter la musique de Katya, voir Kaliningrad et me promener au bord de la mer.
J’ai invité Sasha Dubakine, mon collègue et ami et notre photographe préféré, au concert en soirée.
(Malheureusement, lors du concert, il n’y a pas eu la possibilité de prendre de bonnes photos. La prochaine fois, nous y serons mieux préparés.)
Sasha est arrivé samedi matin, directement à Café Bouchet, où nous étions assis avec ma nouvelle connaissance, Natasha. La rencontre avait été organisée par un ami américain, avec lequel nous ne nous étions pas vus depuis de nombreuses années, mais nous sommes restés en contact.
Les fils du passé se dénouent, s’entrelacent à nouveau, conduisant à de nouvelles rencontres.
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Avant le concert en soirée, nous avons eu encore le temps de visiter le musée – il est dans la cathédrale même. En 1724, Königsberg a réuni trois villes : Altstadt, Löbenicht et Kneipkof. En témoigne la légende de la grande carte de 1613 qui se trouve juste à l’entrée.
Sous l’impératrice Elisabeth, pendant la guerre de Sept Ans, la ville a fait partie de l’Empire russe pour une courte période. Pas de drames : les habitants ont prêté serment, ont pu entrer au service russe et professer leur foi. Après la mort d’Elisabeth, le territoire a été rendu à la Prusse ; néanmoins, il y a des raisons de dire qu’Emmanuel Kant a été pendant un temps un sujet russe.
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Les salles consacrées à Kant fournissent de nombreux détails. Suite du décès prématuré de son père, il n’a pas eu les moyens de terminer ses études à l’université de Königsberg. Pendant dix ans, il a donc travaillé comme enseignant domestique dans différentes familles.
« Son premier lieu d’enseignement était la maison du prêtre dans le village de Yudtschen, et c’est là qu’il a écrit son ouvrage « Réflexions sur la véritable estimation des forces vivantes ». Aujourd’hui le village de Yudtshen porte le nom de Veselovka.
L’écrivain et historien russe Nikolaï Karamzin a pris note de sa rencontre avec le philosophe en juin 1789, elle est publiée dans les « Lettres d’un voyageur russe », et cite, par exemple, ces mots de Kant « J’ai écrit des choses qui ne peuvent pas plaire à tout le monde. Un homme ne peut jamais être satisfait de ce qu’il a, et s’efforce toujours d’acquérir. La mort nous attrape cheminant vers quelque chose… Donnez à un homme tout ce qu’il désire, mais il sentira aussitôt que ce tout n’est pas tout… »
Et plus loin : « Je me console en pensant que j’ai maintenant soixante ans et que la fin de ma vie approche, car j’espère commencer une autre, meilleure… » Soixante ans !
Sur le tout banal. « Le menu du dîner de Kant était simple et comprenait trois plats copieux auxquels on ajoutait du fromage, du dessert et du vin. Le philosophe avait un bon appétit et était content que ses invités rendent hommage à la nourriture eux-aussi. <…>
Les gens, qui se rendaient au dîner de Kant pour la première fois, étaient frappés de le voir manger autant, ils n’avaient aucune idée que le philosophe prenait un repas par jour. Pourtant, il ne mangeait jamais trop. Il connaissait les dangers de la caféine et de la nicotine. À la stupéfaction de ses compatriotes, Kant ne buvait jamais de bière, se contentant d’eau et d’une petite quantité de vin. Il disait à propos de la bière : « Ce n’est pas une boisson mais un aliment de mauvaise qualité ».
Une gardienne du musée a loué Sasha en disant: « Que c’est agréable de voir quelqu’un lire les explications des pièces exposées! Quelqu’un qui ne se contente pas de venir prendre une photo sur une belle toile de fond. La plus belle toile de fond ici c’est la bibliothèque en bois du XVIIe siècle, un cadeau de la famille de comte von Wallenrodt. La collection unique de livres et de manuscrits anciens a été perdue et les rayons ne sont qu’un cadre. Oui, la bibliothèque Wallenrodt est une toile de fond favorite des touristes.
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Lors des concerts en matinée, Katya a joué du Bach, des compositions sur des thèmes français et anglais ainsi que ses propres compositions. Avant le début de chaque nouvelle partie, elle a parlé de l’orgue et des particularités de la musique d’orgue dans différents pays européens.
Le programme du concert du soir comprenait des œuvres de Bach, Tchaïkovski, Grieg, Balbastre, Nino Rota – musique pour le film « Huit et demi » de Federico Fellini, le Beethoven-Tango et la toccata Freeway de Ekaterina Melnikova.
Des caméras étaient placées à côté de l’orgue et des écrans dans la salle montraient la femme organiste à la console de l’orgue, y compris, parfois, des gros plans de ses pieds sur les touches du clavier du pédalier.
Quand les variations sur le thème musical du film de Fellini touchaient à leur fin, les décorations de l’orgue baroque se sont mises à bouger ! Les étoiles tournoyaient, certains petits amours levaient leurs cornes et se mettaient à tourbillonner, tandis que d’autres se mettaient à battre leurs baguettes. Tout comme « …et les anges sonneront des trompettes du ciel » !
La toccata finale s’est échappée de la cathédrale, a plané par-dessus la ville nocturne, se mêlant aux tourbillons de neige.
Le temps à cette époque était exceptionnellement neigeux et froid.
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Après le concert, nous quatre – Katya, Galya, Sasha et moi – avons dîné au resto « Oui! ». J’ai apporté à Sasha un collier indien pour hommes, qui était trop souvent tombé sous mes yeux ces derniers mois, me rappelant qu’il était temps de le donner à quelqu’un.
Mes explications étaient confuses : une fois, un ami américain, le même qui m’avait présenté Natasha de Kaliningrad, avait apporté un grand tas de robes et de bijoux d’Inde, les vêtements s’étaient usés, j’ai donné les bibelots, mais ce collier est resté…
Sasha a été très content du collier ! Il s’avère qu’il est tout fasciné par l’Inde, et en plus il lit le livre « Deux vies ». Je hoche la tête, oui, je l’ai lu, juste après la mort de mon ami, il en dit long sur le fait que la vie ne s’arrête pas quand la coquille terrestre disparaît… Galya regarde attentivement Sasha, puis moi. Je m’explique : le 19 janvier, il y aura un an qu’il est mort, il voulait vivre quelque part ici, dans la région de Kaliningrad, c’est pourquoi j’ai décidé de venir ici avec Katya… Galya interrompt : « Il est là maintenant, il est près de toi, je le sens… » Et ajoute : non, il n’est pas mort, il a été « emporté ». Elle m’en a dit beaucoup plus sur elle-même et sur sa façon de faire, sur ce qui est surnaturel, sur moi et Oleg. « Ce n’est pas un gars facile, bien sûr, mais il est très bon et il t’aime, et regarde comment il nous a réunis ici… ».
Nous sommes allés à la côte, j’ai vu différentes maisons à Zelenogorsk… elles ne sont pas comme celle de mon rêve heureux. Mais pour la mer, qui sait tout et me réconforte toujours, il m’a été nécessaire d’être ici.
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Le soir du dix-neuf, nous sommes arrivés à la cathédrale de Königsberg complètement vide. Katya jouait, Galya – Nanateya – chantait et jouait des bols de cristal. Notre ami Ole Jorgensen a aidé à transformer un enregistrement en amateur de la méditation en une video 16 minutes.