Plaintes liées à la lutte contre le blanchiment d’argent
Nous avons reçu de nombreuses plaintes liées à la lutte contre le blanchiment d’argent après la crise financière de 2008, lorsque la réglementation bancaire s’est durcie. L’une des nouveautés était que toutes les transactions supérieures à 600 000 roubles (20 000 dollars) devaient être accompagnées de documents expliquant l’origine des fonds et l’objet de la transaction.
Le front office a été encouragé à suivre un script unique pour tous, ce qui n’est pas toujours une bonne idée. Après l’analyse avec des colleges de la banque les plaintes des clients ont fini par la mise en œuvre de pratiques fondées sur le bon sens et le jugement professionnel.
Il était parfois impossible de ne pas rire en écoutant les enregistrements des conversations du centre d’appels :
AGENT : « Bonjour, je vous appelle pour vous demander de présenter des documents expliquant l’objet du retrait au distributeur d’un montant de 900 000 roubles ».
CLIENT : « Pourquoi ? C’est mon argent, je le dépense comme je veux »
AGENT : « Selon la réglementation bancaire, nous devons demander à tous les clients d’expliquer les retraits qui dépassent 600 mille roubles »
CLIENT : « Bon, je vais acheter un manteau de vison et une bague en diamant pour ma petite amie »
AGENT : « Merci pour ces informations. Veuillez présenter les documents relatifs à ces achats. »
CLIENT (rires) : « Quels documents ? »
AGENT : « Les reçus de paiement… »
CLIENT : « Je vois… Attendez une minute, j’ai changé d’avis. Vous savez quoi, je vais faire une performance en brûlant l’argent sur le pont de Crimée devant la Maison centrale des artistes. Quels documents dois-je présenter dans ce cas ? »
Aussi drôle que cela puisse paraître, nous lui avons suggéré de faire la même déclaration par écrit. Nous avons classé le document manuscrit, fermé l’affaire la considérant résolu, et sommes passés à autre chose.
Même si le client n’a pas dit « enregistrez ma plainte », il s’agissait bien d’une plainte. Nous en étions déjà conscients à l’époque, même si nous ne disposions pas encore de robots d’IA capables de lire le ton de la voix et d’enregistrer le cas problématique pour lequel un « employé en chair et en os » devrait reprendre le contact avec le client.)
Ma plainte, Porto, mai 2022
Je crois que les plaintes contribuent réellement à changer les choses. Aussi, lorsque la banque Millenium de Porto a refusé d’envisager l’ouverture d’un compte, j’ai écrit ceci :
« J’aimerais commencer par vous présenter les deux faits qui me concernent. Premièrement, j’ai travaillé dans des banques commerciales et des organisations financières internationales depuis plus de 30 ans, dont 9 en tant que chef de division incluant le département des plaintes. Je connais donc parfaitement les règles et pratiques de conformité. Deuxièmement, je suis contre la guerre russe en Ukraine, et c’est précisément la raison pour laquelle je suis ici au Portugal avec mon ordinateur portable et une valise depuis le 15 mars (vous pouvez consulter ma page sur FB et mon site web https://en.ninawechsler.com.) J’ai visité l’agence Millennium BCP de la rue Julio Dinis aujourd’hui, et le responsable clientèle, R.S., m’a dit clairement qu’il était désolé mais que la banque n’ouvrait pas de comptes aux ressortissants russes.
« C’est la règle », a-t-il dit. Je lui ai dit en personne et je le dis à tous les banquiers portugais par cette lettre : chers collègues, ce n’est pas une règle, c’est une pratique, et en cas de « c’est le droit et le choix d’une organisation commerciale », veuillez vous rappeler qu’il existe une option de jugement professionnel.
J’ai eu affaire à des citoyens iraniens, étudiants du Conservatoire de Moscou, dont les demandes de compte bancaire ont été rejetées en raison des sanctions américaines contre l’Iran, et j’ai défendu leur droit d’être traités comme des musiciens et non comme des vendeurs d’uranium.
Ici, je me plains : Le Millenium ne donne pas aux employés le pouvoir de porter un jugement professionnel. Le membre du personnel auquel j’ai parlé n’a même pas essayé de identifier ma personnalité et d’obtenir des informations sur les raisons de ma demande.
Je me plains : en faisant une « nouvelle norme » du rejet de toutes demandes d’ouverture de compte émanant de citoyens russes au lieu d’établir une procédure « sur une base individuelle », la Banque centrale du Portugal s’engage sur la voie de la violation des droits de l’homme.
Ma question : la Banque centrale du Portugal peut-elle me recommander une banque qui m’ouvrirait un compte, après avoir effectué toutes les procédures KYC nécessaires ? Dans l’attente d’une réponse de votre part, je vous remercie par avance de l’attention que vous porterez à ma plainte et à ma questions. Avec mes sentiments les meilleurs , Nina Wechsler, 12 mai 2022. »
J’ai déposé cette plainte sur www.bportugal.pt, après m’être inscrit sur ce site. Le même jour, j’ai partagé ma frustration sur Facebook, et une amie danoise a commenté : « Nous ne travaillons pas avec des clients russes conformément aux instructions du gouvernement » est en réalité une approche simpliste des affaires, motivée par le manque de connaissances et la peur. Nous aussi, nous avons eu une situation pareille où un dialogue nuancé a aidé a contribué à la prise de décision. Les solutions sont possibles et dépendent de la volonté des individus et de la manière dont nous travaillons ensemble. »
Inspirée, j’ai fait un nouvel essai le lendemain. Je me suis rendu dans la même agence bancaire et j’ai parlé au directeur de l’agence. Il était plutôt condescendant et a confirmé qu’ils disent « non » juste parce que telle est leur décision.
Le 6 juin, cette réponse de la banque est arrivée dans ma boîte aux lettres électronique :
Début de la citation Copie à Banco de Portugal
Chère Madame, Nina Wechsler, Par la présente, nous nous référons à l’exposition du 12 mai 2022 sur le sujet mentionné ci-dessus, dont le contenu méritait notre meilleure attention. Tout d’abord, nous tenons à vous présenter nos excuses pour la situation rapportée, qui, selon nous, était un malentendu. Permettez-nous de préciser que la nationalité ou la naturalité n’est pas un critère de décision dans le processus d’ouverture de compte à la Millennium bcp.
Nous avons maintenu et maintiendrons la signature de contrats d’ouverture de comptes avec des Clients de toute et n’importe quelle Nationalité, y compris la Fédération de Russie, avec laquelle nous avons d’ailleurs signé de multiples contrats depuis fin février 2022. Nous espérons pouvoir compter sur votre compréhension et vous présentons nos meilleures salutations.
Meilleures salutations, Centre de service à la clientèle Fin de la citation
Les bases de « Compliance » des banques
Je tiens beaucoup à l’éducation financière, c’est pourquoi je voudrais vous faire part de quelques simples principes de banques. Le principe Know Your Customer (KYC) suggère que les banquiers doivent connaître les réponses à deux questions : premièrement, d’où vient l’argent; et, deuxièmement, où va l’argent ; plus – des informations sur les principaux bénéficiaires, personnes physiques comme morales.
La raison pour laquelle les structures d’entreprise se compliquent est l’optimisation fiscale, et la frontière entre les solutions pratiques raisonnables et les schémas peut être délicate. Pour évaluer le risque de sanctions des organismes de surveillance financière dont le client peut faire l`objet, les banquiers doivent en comprendre parfaitement la structure de propriété et les relations.
Les clients, à leur tour, méritent de savoir pourquoi tant de questions sont posées. Pour des raisons de clarté, je recours aux citations sans les guillometer mais je cite toutes les sources à la fin de cet article.
Paradis fiscaux
Le terme a été inventé dans les années 1950, mais le concept est né à la fin du 19e siècle, lorsque les États américains du New Jersey, puis du Delaware, ont assoupli les lois relatives à l’enregistrement des entreprises et à la fiscalité, afin d’attirer des revenus. Après la Première Guerre mondiale, la Suisse et le Liechtenstein ont commencé à offrir des avantages fiscaux et, bancaires. En 1957, la Banque d’Angleterre a autorisé les dépôts en livres sterling détenus hors de Grande-Bretagne, et les dépôts en dollars hors des États-Unis ; une partie des prêts transfrontaliers est devenue non réglementée.
Les banques internationales ont adopté cette idée au cours de la décennie suivante, transformant le Panama, les îles Caïmans et les îles Anglo-Normandes en centres financiers offshore. Les années 1960 à 1990 ont été des années dorées au cours desquelles des dizaines de nouveaux paradis ont vu le jour. Les paradis des Caraïbes, situés dans la sphère d’influence de la Grande-Bretagne, ont été particulièrement actifs, utilisant leur suzeraineté pour rédiger des lois susceptibles d’attirer des capitaux mobiles.
Dans les années 1960, Singapour est apparu comme un paradis régional en Asie, offrant des incitations aux banques pour qu’elles établissent des opérations de type Euromarché. Dans les années 1970 et 1980, le nombre de centres offshore est passé à plus de 50 et les actifs et structures de détention qu’ils proposaient sont devenus plus complexes. Les îles du Pacifique et de l’océan Indien, dont les finances sont tendues, ont fait leur apparition, dans l’espoir de devenir moins dépendantes du tourisme.
À partir des années 1990, elles ont été rejointes par une poignée de pays du Golfe et d’Afrique, ainsi que par des républiques post-soviétiques. Certains de ces nouveaux venus se sont concentrés sur le commerce électronique ou les jeux d’argent sur Internet. Il n’a fallu que peu de temps pour que ces centres offshore deviennent les canaux d’au moins un tiers de l’ensemble des prêts internationaux et des investissements étrangers, ainsi que des montants toujours plus importants de revenus non déclarés et de biens mal acquis.
Alarmés par cette situation, les pays de l’OCDE ont commencé à riposter à la fin des années 1990. La répression de la concurrence fiscale « dommageable » s’est transformée en une guerre contre l’évasion fiscale. De nombreux paradis fiscaux ont été inscrits sur des listes noires. Lorsque la crise financière mondiale a éclaté, ils ont été contraints de fournir davantage d’informations sur leurs utilisateurs. Mais malgré ce changement de sentiment, peu d’entre eux ont disparu.
Les régulateurs exigent que les banques surveillent les transactions non seulement des entreprises, mais aussi des particuliers. Cette surveillance vise à détecter le blanchiment d’argent.
Des schémas de transaction inhabituels que le logiciel détecte comme étant liés au blanchiment d’argent :
- Dépôts d’espèces sur un compte par l’intermédiaire de succursales éloignées.
- Augmentation de la taille ou de la fréquence des transactions – des sommes arrondies douteuses plutôt que des sommes exactes
- Paiements inhabituellement réguliers entre particuliers
- Paiements pour l’importation de marchandises par des navires aux itinéraires inhabituels.
- Pics de prix d’une marchandise alors que le prix de la marchandise baisse.
- Transactions impliquant la Russie ou des zones sous influence russe
- Transactions en faveur d’organisations caritatives dans des zones de conflits.
Fini la confidentialité des clients
En 2013-2015, sous la pression de pays comme les États-Unis, la France et l’Allemagne, les banques suisses ont livré leurs secrets, remettant dans certains cas aux autorités fiscales étrangères les noms de leurs titulaires de comptes. Pour éviter de figurer sur la liste noire de l’Organisation de coopération et de développement économiques, le gouvernement suisse a accepté de partager davantage d’informations avec les autorités étrangères qui traquent les fraudeurs fiscaux.
Avant cela, il y a eu de grandes discussions sur le secret bancaire en Suisse et au Liechtenstein. Les pragmatiques, comme les grandes banques, UBS AG et Credit Suisse Group AG, ont fait valoir que pour survivre, elles n’avaient d’autre choix que de livrer davantage d’informations sur leurs clients et de fermer les comptes de certains d’entre eux. Une vieille garde conservatrice, comprenant des politiciens de droite et les dirigeants de plus petites banques privées, a considéré une telle reddition comme une trahison non seulement des clients mais aussi des valeurs fondamentales de la Suisse.
La confidentialité des clients – le « devoir de silence absolu » – fait partie du droit suisse depuis 1934 et constitue une tradition depuis des siècles. Elle est désormais révolue. Certaines banques ont tiré de dures leçons.
Se souvenir de cela peut rendre plus tolérant et plus sympathique envers les banques et leurs règles. Un seul exemple. Danske bank, la plus grande banque du Danemark, a perdu son directeur général et a vu le cours de son action divisé par deux en 2018. Des procureurs danois ont révélé que la succursale estonienne de la banque avait traité plus de 200 milliards d’euros (227 milliards de dollars) de transferts suspects provenant de pays ex-soviétiques. La banque a été accusée de ne pas avoir signalé les transactions suspectes, de ne pas avoir formé son personnel aux procédures de lutte contre le blanchiment d’argent et de ne pas avoir de cadre supérieur responsable de la conformité.
Rien de personnel
Aujourd’hui, les gouvernements veulent tout savoir non seulement sur les blanchisseurs d’argent, mais aussi sur les contribuables. La Russie a signé et ratifié, en novembre 2014, la Convention de l’OCDE concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale. Cela signifie que la Russie est toujours considérée comme intégrée dans le système financier mondial, et cela explique pourquoi les banques au Portugal, en particulier les banques d’État, interrogent les Russes qui sont venus au Portugal, sur leurs sources de revenus et leurs biens en Russie. Cette série de questions n’a rien à voir avec les sanctions.
D’une manière générale, l’attitude à l’égard des détenteurs de passeports russes a toutefois changé au cours des six derniers mois. Les banques virtuelles comme Revolute, ou le système de transfert d’argent WISE n’ouvrent pas de comptes aux citoyens russes. Un demandeur avec un passeport russe ne peut pas passer le processus d’identification : La Russie ne figure pas dans la liste déroulante des pays.
Sanctions et coûts
La réponse occidentale à l’invasion de l’Ukraine par la Russie est sans équivalent. Les programmes de sanctions utilisent des éléments de ceux imposés à la Chine, à Cuba, à l’Iran, au Venezuela et même aux narcotrafiquants. Rien qu’aux États-Unis, ces sanctions sont imposées par quatre organismes distincts : le ministère des Finances (sanctions financières), le département du Commerce (contrôle des exportations), le département d’État (interdictions de visa) et le département de la Justice (mesures contre la kleptocratie).
Les entreprises spécialisées dans les technologies de mise en conformité sont également plus occupées que jamais : les logiciels qui aident les utilisateurs à éliminer les entités et les personnes visées par des sanctions s’envolent des étalages. Les dépenses mondiales consacrées à la conformité aux sanctions par les seules banques (il n’existe pas de chiffres fiables pour les établissements non bancaires) ont atteint le chiffre record de 50 milliards de dollars environ en 2020. Les deux dernières années ont dû être supérieures à ce montant.
Sources: (1)Enduring charms, A brief history of tax havens. The Economist, Feb 14, 2013. (2) How financial firms help catch crooks Software scans transactions for signs of money-laundering, The Economist, Nov 28,,2017. (3).The battle for the Swiss soul. Emma Thomasson, Apr 18, 2013, St.Gallen, Switzerland (Reuters). (4) Legitimise this, The Economist, Dec 8, 2018. (5) Banks and firms face a mammoth sanctions-compliance challenge, The Economist, Mar 19, 2022.
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