Avril 2021

En avril, je me suis rendu à la cérémonie de clôture du festival Artdokfest et à la conférence en ligne « L’Europe après le Covid : les murs s’ouvrent-ils ? se ferment-ils ? glissent-ils ? ». J’ai également visité quelques expositions de photos et participé à l’action de protestation 21 avril. J’applaudis le biologiste Nikolai Formozov, qui a entamé une grève de la faim en solidarité avec Navalny le 10 avril, et à mon amie Angelika, de Heidelberg. Angelika dit que son mari et elle ont honte d’aller à des stations balnéaires au palmiers alors que des millions de personnes n’ont pas accès aux voyages et à la vaccination anti-covid. Je voudrais également garder quelques messages remarсables des médias sociaux : celui du médecin Fedor Katassonov sur l’impossibilité de s’asseoir devant son écran et de regarder « un meurtre en direct » et celui de Dmitry Bykov sur le projet spatial de l’URSS comme une percée vers un printemps inaccessible

Le festival « Artdocfest »

Le 9 avril, mes amis et moi, nous sommes allés au cinéma Oktyabr à Moscou pour voir le film « F@ck This Job » sur la chaîne de télé « Dozhd »(« Pluie »), qui est la seule chaîne indépendante en Russie. Le festival « Artdokfest », qui existe depuis 2007, ne bénéficie d’aucun soutien de l’État et se déroule généralement à Moscou, Saint-Pétersbourg et Riga.

Cette année, le festival n’a pas eu lieu à Saint-Pétersbourg. Lors de la première séanse, des représentants du Service fédéral russe de surveillance sociale et sanitaire (Rospotrebnadzor) ont bouclé les salles de la Maison du Cinéma pour une « violation des règles sanitaires » restée inconnue.

Moscou, le cinéma  » Oktyabr  » n’a pas été fermé, mais l’un des films, l’histoire d’un homosexuel de Tchétchénie, a été exclu du programme. D’abord, les organisateurs ont reçu une offre de personnes inconnues pour annuler la démonstration, mais ils n’y on pas renoncé, puis quelqu’un avec une seule carte bancaire, en une seule transaction, a acheté tous les billets pour les deux projections de ce film. Les organisateurs ont considéré cela comme une menace et ont retiré le film.

Le documentaire « F@ck This Job » a été réalisé par la journaliste et réalisatrice Vera Krichevskaya, soutenue par les producteurs Mike Lerner et Jess Search. C’est l’histoire de Natalia Sindeeva, une femme de caractère facile, joyeuse et glamour dans les prospères années 2000, qui a créé une chaîne de télévision grâce à son mari-investisseur. Mais puis elle s’est heurtée à une dure réalité où les informations gênantes pour le Kremlin sont brouillées.

Le film a été accueilli avec enthousiasme, car il parle sincèrement de tout – de tentatives d’affrontement, du courage nécessaire pour accepter la défaite dans cette lutte, de la principale chose qui permet de survivre dans cette anti-utopie, se renforçant à vue d’oeil – du soutien des amis et de la famille.

Les applaudissements pour TV « Dozhd » et le film de Krichevskaya, Vitaly Mansky (directeur du festival) et ses assistants ont achevé le festival qui a été si difficile à réaliser.

Côté formelle, il n’y a pas eu d’interdiction, mais il y a manifestement une politique tacite pour éliminer toute « dissidence » par rapport au point de vue officiel sur les choses.

« Agents étrangers »

J’ai déjà écrit sur l’étiquette « agent étranger ». Il est très difficile de prendre cette étiquette au sérieux, comme un cliché « influence corruptrice de l’Occident » de mon enfance, mais elle est rentrée en usage.

« Meduza », l’édition en ligne russophone, enregistrée en Lettonie en 2014, sort désormais aussi avec cette « étoile jaune ».

En avril, un journaliste (Roman Anin) qui avait écrit sur les sociétés offshore de fonctionnaires basées au Panama, sur les biens immobiliers de plusieurs millions de dollars des responsables de l’application des lois et leurs liens avec le monde criminel, et sur l’enrichissement rapide du cercle proche du Président russe a été perquisitionné et son matériel de bureau a été saisi.

Les journalistes de DOXA (qui écrit sur la persécution politique des jeunes et les conflits dans le milieu universitaire) ont vu leurs appartements et leurs bureaux fouillés, ont été accusés d’avoir fait participer des mineurs à des manifestations (un délit pénal) et ont été assignés à résidence pendant deux mois.

Autoidentification

Du 8 au 11 avril, j’ai participé à une conférence internationale en ligne de psychologues et de business-consultants dont l’objectif était de donner aux participants le temps et l’espace pour vivre une certaine expérience : la relation inconsciente du groupe avec les changements vécus dans le monde « post-covid », avec le rôle choisi – un leader, un suiveur, une victime, un témoin…

Le premier jour de la conférence, j’ai éprouvé un sentiment d’isolement et d’impuissance. Zoom ne m’a pas donné l’option des salles de réunion ; tout le monde s’est dispersé dans des salles virtuelles, et je me suis retrouvée devant la porte fermée. « Updates », les changements de serveur proxy et de browser n’ont rien donné, et les organisateurs ont dû me « déplacer » manuellement.

Je me suis donc avéré être le seul participant qui ne pouvait pas faire face à la technologie. Ou peut-être était-ce les intrigues secrètes du Roskomnadzor, Comité du contrôle de media et communication à la version gratuite de Zoom Américain?

J’étais la seule personne de Russie. Un collègue de Lituanie a demandé : « cela a dû être terrible pour vous de vivre cette impuissance face aux problèmes techniques, car vous venez d’un pays si grand, si fort, si privilégié ? ». Elle faisait référence au territoire et à l’histoire, aux ressources naturelles et aux talents de la Russie, mais au début, je ne comprenais pourquoi on associé la Russie à des privilèges et moi – à la Russie.

Privilèges

Angelika de Heidelberg : « Je veux parler des privilèges et de la solidarité. Je me suis fait vacciné contre le covid et j’en ai été très satisfaite. Beaucoup de mes autres collègues âgés de plus de 70 ans l’ont fait aussi. L’une d’elle m’appelle, heureux : « Mon mari et moi, on va à Tenerife ! » Cela me semble étrange. Oui, nous vivons dans une Allemagne prospère et grâce à être retraites, nous avons pu bénéficier du vaccin en premier lieu. Mais des millions de personnes dans le monde n’ont pas cette possibilité. Le privilège est une responsabilité. Voyager alors que tant de personnes et de pays sont obligés de rester à la maison – il y a quelque chose d’indécent dans tout cela ».

Jan, de Londres : « C’est une honte qu’aujourd’hui, en Europe, nous nous fassions vacciner en masse, alors que l’Afrique, un continent entier, ne reçoit qu’une quantité dérisoire de vaccins. »

« A cette exposition <Victoria Ivleva « Journaux africains » > vous comprenez une chose simple : il s’avère que lorsque le premier quart du XXIe siècle est pratiquement passé, il y a un continent sur le globe, qui en concentration de douleur, de souffrance, d’horreur, une structure de la vie n’est pas différente de ce qu’il était il y a 200-300 ans. »

« …Je pensais que c’était une mauvaise prise de vue. J’ai révisé toutes les photos en préparant l’exposition. Et il y a cet homme debout dans un manteau de vison européen pour femmes avec un seau, ses pieds nus glissent dans la boue, ou un homme debout dans un imper Burberry avec une bassine. D’un côté, ça ressemble à de la clownerie, mais de l’autre côté, c’est une telle honte… c’est une honte pour nous. »

C’est ce que j’ai entendu dire à la conférence et lu sur le cite web colta.ru.

Si les virus sont effectivement effrayants et destructeurs, donc tant que l’Afrique est en danger, le monde entier est en danger, lui aussi.

Tout comme tant que l’un n’est pas libre, aucun de n’est libre.

Solidarité

Nikolai Formozov, un savant russe, biologiste, a annoncé une grève de la faim en solidarité avec Alexei Navalny sur sa page Facebook :  » Pourquoi ? Il y a de nombreuses raisons. La rationnelle : les autorités comptent sur notre inertie et notre faiblesse. Tout mouvement public de soutien les effraie terriblement. Le fétiche du pouvoir de Poutine est la « stabilité sociale » <…>

Poutine a récemment déclaré : « Si on avait voulu le tuer, on l’aurait tué. » Un rare cas où je suis d’accord avec M. Poutine. Oui, exactement, sauf qu’il a omis un mot – « rapidement ». « Si on avait voulu le tuer, on l’aurait tué. » Maintenant, on le tue lentement, devant sa femme Yulia, sa mère, devant nous tous.

Mais je répète comme Yulia la phrase préférée d’Alexei : « Tout ira bien ! » Pour qu’il en soit ainsi, avant qu’il ne soit trop tard, nous devons commencer à agir, sinon nous tous et chacun d’entre nous serons coupables de ne pas avoir essayé de le sauver. Il est nécessaire d’atteindre le plus rapidement possible ceux qui sont prêts à soutenir la grève de la faim – quelle qu’elle soit, que ça dure aussi longtemps qu’il y a de la force, ou un ou deux jours.

Fedor Katassonov, pédiatre : « Je n’ai vraiment pas envie de partir. Comment puis-je rester ici et rester moi-même en même temps ? Je ne fais d’illusions sur une instruction total et un dégrisement de la population de la Russie. <…>

En général, je ne crois qu’aux changements au sommet, aux querelles de ceux qui ont de l’argent et des armées, et j’ai peur des changements par le bas, car ils sont beaucoup plus sanglants. Mais je comprends que l’un des requins qui se mordent au sommet aura besoin d’un soutien populaire, et je suis prêt à faire partie de ce soutien pour quelqu’un qui abrogera la loi « Dima Yakovlev » , avouera l’abattement de l’avion, mènera une large réhabilitation des prisonniers politiques, ramènera les élections et les médias libres. Ou quelque choses de cette sorte pour commencer. »

« Il est peu probable qu’il s’agisse d’une personne sympathique, je ne crois pas que les personnes sympathiques atteignent le pouvoir d’État dans les puissances nucléaires, mais au moins plus humaine.<…> Je n’aime pas Navalny, bien que je l’admire sans fin et que je lui pardonne tout pour son héroïsme naturel. Mais un homme est assassiné devant nos yeux, et ce ne sont pas les six prix Nobel dirigés avec Benedict Cumberbatch en tête qui vont l’aider. »

« Donc, puisque je reste ici pour le moment, il s’avère que je ne peux pas ne pas sortir dans la rue. Je ne peux pas le regarder tranquillement sur l’écran de mon ordinateur. Si personne ne peut me voir, alors j’accept tout ça. Il ne doit pas y avoir de télé-réalité sur la peine de mort dans mon pays. Pour rester moi-même ici, il faut que je montre à l’État qu’il ne peut pas me traiter comme ça. Comme ça, qu’il ne peut pas me traiter. »

21 avril

Le rassemblement a eu lieu, les médecins ont été autorisés à ausculter Navalny, et il a mis fin à sa grève de la faim. J’étais près de la place Manezhnaya à 5 heures déjà et, alors que c’était calme et tranquille, j’ai essayé de parler aux gens en gilets pare-balles (qu’on a surnommés « cosmonautes » – vexant pour les vrais cosmonautes !)

J’ai demandé : « Dites-moi, s’il vous plaît, savez-vous ce qui se passe ici aujourd’hui ? Pourquoi les gens se rassemblent? Savez-vous exactement quelle loi a été violée par un homme qui est en prison et sans qu’on laisse ces médecins l’ausculter ? Comprenez-vous pourquoi des femmes comme moi, éloignées de la politique, vont manifester ? »

Ils ont tous répondu la même chose : « Nous ne pouvons pas donner de commentaires ». Une manifestante en colère a fait part de son expérience avec un certain chef de police au bureau de police où elle s’était retrouvée après le rassemblement de janvier :

« Vous n’êtes pas assez nombreux », a dit cet agent des forces de l’ordre. – « Vous serez un million – je vous écouterai. Si vous êtes trois millions, je serai de votre côté. »

12 avril

Dmitri Bykov, un journaliste, écrivain et poète: « Le vol de Gagarine était considéré par beaucoup comme une simple ramification du programme militaire soviétique. Les militaires travaillaient sur la fusée, l’exploration spatiale elle-même n’était qu’un effet secondaire de la course aux armements…

Le projet spatial soviétique a été calomnié à de nombreuses reprises.

L’humanité ne comprend toujours pas que tout ce qui est bon dans le monde est un effet secondaire. La poesie d’amour et la plupart des arts sont un effet secondaire de l’instinct de reproduction, toutes les grandes oeuvres d’architecture sont un effet secondaire de la mégalomanie de certains souverains et de leurs satrapes. Toutes les belles choses sont faites pendant le temps libre d’effort de survivre.

Donc une partie de l’idéologie soviétique était que la survie n’était pas la chose principale (parce qu’on ne croyait jamais d’épargner la vie humaine). C’est pourquoi beaucoup de bonnes choses se sont produites, dont l’humanité est encore fière aujourd’hui. Soixante ans après le vol de Gagarine, le monde est devenu beaucoup plus dangereux : la Russie est à deux doigts d’une guerre avec l’Ukraine (et peut-être toute l’Europe).

L’effondrement du système socialiste n’a en rien réduit le nombre de tyrans et, surtout, d’esclaves dans le monde. La confrontation idéologique, dans laquelle il est possible de faire changer d’avis et d’influencer quelqu’un, a été remplacée par la confrontation géopolitique. L’essentiel c’est que un argent sans exagération énorme, dépensé pour l’espace extra-atmosphérique est maintenant dépensé dans des palais et des yachts sans contestation merveilleux, mais loin d’être aussi novateurs.

En d’autres termes, les gens ordinaires n’ont pas beaucoup profité de l’arrêt de la course à l’espace. Les enfants ont simplement cessé de rêver d’un vol vers Mars et se sont mis à rêver d’une voiture d’occasion.

Tant que l’humanité établit des records absurde et rivalise dans des exploits absurdes, elle travaille mieux, écrit mieux et fait de meilleurs films, peut négocier, comme Khrouchtchev et Kennedy ; lorsque l’humanité place au-dessus de tout les indicateurs matériels et la fierté nationale, elle se dégrade non seulement moralement, mais aussi matériellement. Gagarine n’a pas volé pour un quatre pièces. L’Union soviétique ne rêvait pas de domination mondiale, mais de leadership mondial – du moins en paroles, et les paroles définissent tout. Son but principal – et peut-être inconscient – était d’entrer dans l’espace.

Sa mission s’est achevée là. Probablement, la Russie actuelle a une mission dont elle n’est pas consciente non plus. Je crains que cette mission ne serve à démontrer le caractère pernicieux de certaines idées et pratiques ; et quoi qu’il en soit, moi, je préfère l’espace.

Autrefois tout le monde s’est précipité dans l’espace après nous, et à présent tout le monde nous fuit – et je soupçonne qu’on a raison dans les deux cas ». Fin de la citation.

Frappant et hardi, dans l’esprit de Bykov… Le sourire de Gagarine sur les affiches nous rappelle un moment où le pays a connu la fierté, et un sentiment d’unité, mais il n’y a pas que de la nostalgie là.  Il parait qu’aujourd’hui il y a non seulement une soif de changement, mais aussi une demande d’idéaux, d’actes courageux, de personnes courageuses. Et il existe  tout de même  des gens merveilleux, et c’est d’eux  que j’ai essayé de parler dans ce note d’avril.

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